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Naissance de la gueule — A.C. Hello

Dernière mise à jour : 17 janv. 2022

L'air devient liquide, ruisselle entre mes doigts comme une eau épaisse et bien claire. Je m'enfonce dans une immobilité de végétal, raide. Plantée sur un trottoir qui surplombe le Boulevard périphérique de Paris, inauguré par ma petite race aux yeux ronds dans les années soixante-dix. Je perds la notion du temps. Six mille milliers de millions de millions de cellules à roulettes, déchaînées, filent vers leurs pavillons de banlieue. La nuit s'entasse derrière les immeubles rouges. Un poison me jute du cœur. Une saloperie d'odeur de langue coupée. Il pleut. J'ai le corps froid, j'entends craquer ma peau. Je veux me jeter à la nage dans la boue chaude, tumultueuse et blanche des migrations humaines. Je ne peux plus m'en passer de cette humanité sur pneus. Sans cesse, sous mes paupières closes, coule ce torrent épileptique de tripes et de boyaux, puants et honteux. J'y reviens tous les jours. Je dors sur un banc. Je ne veux plus revenir chez moi. Alors je dors sur un banc. C'est dans un parc tranquille, sans danger, c'est l'été. Je n'ai pas trop froid. J'ai décidé de ne plus rentrer chez moi, parce le degré d'abstraction y est devenu tel, que je préfère me shooter tous les jours au Benzène, immobile devant la mer des tacots. Un matin, plantée au-dessus de la gueule du boulevard, ma mâchoire s'ouvre sur un mot silencieux. Un enfant de pute inconcevable, lumineux. J'ai la bouche grande ouverte, comme une blessure mal recollée. Les passants s'écartent de moi. Ce mot est la forme de Tout. Il me soude au monde. Il me creuse sans fin. Je veux le cracher sur le grand boyau et son émouvante, grandiose mentalité d'autoroute. Je ne me sens rien. Je ne sens rien mais ma mâchoire me fait mal. Je respire difficilement. Un animal lourd s'est logé sous mon thorax, en dessous de ma clavicule. Ses incisives lacèrent mon diaphragme et broient mon larynx. Quand il se déplie et change de position, l'enfant de pute dans ma bouche, secoué de spasmes, sécrète une salive excessive. Le hurlement s'accentue dans mon crâne et devient si insupportable, qu'assoiffée de sons, n'importe quels sons (je pense à des grincements de petits objets compliqués, des glapissements de mannequins de publicité, des clatissements de vies lucratives sans entrailles, n'importe quel son qui écraserait l'enfant de pute dans ma gorge, quitte à en vomir, car c'est exactement ce que je souhaite: vomir, vomir ce fils de pute) je sors mon téléphone de ma poche et cherche fébrilement dans mes contacts un récipient malléable et sans imagination, qui pourrait me combler d'un caquètement. Je n'y comprends plus rien. La liste des contacts devient floue. Je jette mon téléphone au loin. Je perds l'équilibre. Je tombe. Je tente de basculer une dizaine de fois sur le côté droit mais rebondis sans cesse sur le dos. Je me relève. Comme si une chose grave, comme si une chose grave, je ne distingue absolument rien, ne sachant que faire, morte avec en plein dans les yeux, comme si une chose grave, je me lève comme un brouillard avec lenteur et rien n'apparait, morte avec en plein dans les yeux tout à fait fous boîte close, coupée, fichue comme si une chose grave, avec cette conscience d'une bataille devant mon nez, la bataille de la terreur, la terreur de l'imperceptible, l'imperceptible déplacement, le déplacement de la vérité, la vérité qui se dérobe, la vérité officielle morte avec en plein dans les yeux le singe, comme si une chose grave je me mets debout, morte avec en plein dans les yeux la mauvaise conscience, un peu d'haleine, la poitrine la tête dans la bouche contre mon épaule la main dans la gorge le grotesque, je revis, ça me ramène violemment par terre, je suis dingue, je vais y rester, je ne tiens pas en place et c'est pénible à la longue, cette détresse fébrile, anxieuse, qui ouvre le feu ou pousse des hurlements de douleur comme si une chose grave, comme si une chose grave emportée par une folie subite. La cervelle me coule par le nez. Comme si une chose grave, je gueule plusieurs fois, morte avec en plein dans les yeux chaque corps clac, visage toc, parole clochasse, joie dans le dos, patte muette, injustice malade sur sa croix, poing clair, chair de poule, chaque femme et chaque mère, chaque train, chaque jour, chaque andouille. Je crache de la bile puis tape de la tête sur la rambarde tiède, morte avec en plein dans les yeux morts mes yeux pleins de ma tête jusqu'aux pieds dont j'ai bien fait le tour. Ça ne cessera jamais cette distance, l'air, l'horizon vide, c'est exaspérant. Du coup je ne parle plus. Moins. Plus du tout. Un silence, d'une précision de machine.





Extrait de Naissance de la gueule (Al Dante, 2015).

Anne-Claire Hello, ou juste A.C. Hello, écrit, dessine et peint, mais surtout elle offre des performances et lit ses textes à haute voix. Elle a écrit, parmi d'autres, Naissance de la gueule (2015) et Koma Kapital (2021).


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